Le 31 mai 2023, l’Observatoire des Libertés et du Numérique a publié un communiqué concernant le projet de loi « Orientation et programmation du ministère de la Justice 2023-2027« . Ce projet, actuellement en discussion au Sénat, a suscité une vive controverse, notamment en raison de son article 3.
Cet article prévoit la création d’un nouvel outil d’enquête qui permettrait d’activer à distance et sans le consentement de l’utilisateur, les appareils électroniques pour obtenir une géolocalisation en temps réel ou capter des images et des sons. En d’autres termes, les enquêteurs judiciaires pourraient, par exemple, géolocaliser une voiture en temps réel à partir de son système informatique, écouter et enregistrer tout ce qui se dit autour du micro d’un téléphone même sans appel en cours, ou encore activer la caméra d’un ordinateur pour filmer ce qui est dans le champ de l’objectif, même si elle n’est pas allumée par son propriétaire.
Pour justifier ces atteintes graves à l’intimité, le Ministère de la Justice invoque la « crainte d’attirer l’attention des délinquants faisant l’objet d’enquête pour des faits de criminalité organisée, de révéler la stratégie établie ou tout simplement parce qu’elle exposerait la vie des agents chargés de cette mission » en installant les outils d’enquête. En somme, il serait trop risqué ou compliqué pour les agents d’installer des micros et des balises « physiques » donc autant se servir de tous les objets connectés puisqu’ils existent.
Cependant, cette mesure est particulièrement problématique pour les téléphones portables et les ordinateurs tant leur place dans nos vies est conséquente. Mais le danger ne s’arrête pas là puisque son périmètre concerne en réalité tous les « appareils électroniques », c’est-à-dire tous les objets numériques disposant d’un micro, d’une caméra ou de capteurs de localisations.
Si ce texte était définitivement adopté, cela démultiplierait dangereusement les possibilités d’intrusion policière, en transformant tous nos outils informatiques en potentiels espions. Il est, à cet égard, particulièrement inquiétant de voir consacrer le droit pour l’État d’utiliser les failles de sécurité des logiciels ou matériels utilisés plutôt que de s’attacher à les protéger en informant de l’existence de ces failles pour y apporter des remèdes.
Alors que les révélations sur l’espionnage des téléphones par Pegasus continuent de faire scandale et que les possibilités des logiciels espions ont été condamnées par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, le ministère de la Justice y voit a contrario un exemple à suivre.
Pour ouvrir le débat, il est important de se poser la question suivante : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour la sécurité ? Est-il acceptable de sacrifier notre vie privée et nos libertés individuelles au nom de la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme ?
Les risques d’un effet « cliquet »
Il est également crucial de considérer l’effet « cliquet » dans ce contexte. Une fois qu’une mesure de sécurité est adoptée, il n’y a généralement pas de retour en arrière. Au contraire, la création d’une mesure intrusive sert généralement de base aux extensions sécuritaires futures, en les légitimant par sa seule existence. Par exemple, le fichage génétique (FNAEG) a été adopté à l’encontre des seuls auteurs d’infractions sexuelles, pour s’étendre à presque tous les délits : aujourd’hui, 10% de la population française de plus de 20 ans est directement fichée et plus d’un tiers indirectement.
Permettre de prendre le contrôle de tous les outils numériques à des fins d’espionnage policier ouvre la voie à des risques d’abus ou d’usages massifs extrêmement graves. Au regard de la place croissante des outils numériques dans nos vies, accepter le principe même qu’ils soient transformés en auxiliaires de police sans que l’on ne soit au courant pose un problème grave dans nos sociétés. Il s’agit d’un pas de plus vers une dérive totalitaire qui s’accompagne au demeurant d’un risque élevé d’autocensure pour toutes les personnes qui auront – de plus en plus légitimement – peur d’être enregistrées par un assistant vocal, que leurs trajets soient pistés, et même que la police puisse accéder aux enregistrements de leurs vies.
Pour toutes ces raisons, l’article 3 de la LOPJ suscite de graves inquiétudes quant à l’atteinte aux droits et libertés fondamentales (droit à la sûreté, droit à la vie privée, au secret des correspondances, droit d’aller et venir librement). C’est pourquoi il faut envisager des alternatives à cette mesure. Par exemple, pourrait-on envisager des réglementations plus strictes sur l’utilisation des objets connectés par les forces de l’ordre ? Ou bien, pourrait-on envisager des mesures de protection des données plus robustes pour les utilisateurs de ces appareils ?
Il est temps d’ouvrir le débat et de réfléchir sérieusement à ces questions. La sécurité est importante, mais elle ne doit pas se faire au détriment de nos libertés individuelles.